Précis de décomposition
La corde
Émil Michel Cioran
Je ne sais plus
comment il me fut donné de recueillir cette confidence :
"Sans état ni
santé, sans projets ni souvenirs, j'ai relégué loin de moi avenir et savoir, ne
possédant qu'un grabat sur lequel désapprendre le soleil et les soupirs. J'y reste
allongé, et dévide les heures ; autour, des ustensiles, des objets qui m'intiment de me
pendre.
Le clou me chuchote : transperce-toi le cur, le peu de gouttes qui en sortira ne devrait pas t'effrayer. Le couteau insinue : ma lame est infaillible : une seconde de décision, et tu triomphes de la misère et de la honte. La fenêtre s'ouvre seule, grinçant dans le silence : tu partages avec les pauvres les hauteurs de la citée ; élances-toi, mon ouverture est généreuse : sur le pavé, en un clin d'il, tu t'écraseras avec le sens ou le non-sens de la vie. Et une corde s'enroule comme sur un cou idéal, empruntant le ton d'une force suppliante : je t'attends depuis toujours, j'ai assisté à tes terreurs, à tes abattements et à tes hargnes, j'ai vu tes couvertures froissées, l'oreiller où mordait ta rage, comme j'ai entendu les jurons dont tu gratifiais les dieux. Charitable, je te plains et t'offre mes services. Car tu es né pour te pendre comme tous ceux qui dédaignent une réponse à leurs doutes ou une fuite à leur désespoir." Cioran - 1911-1995 Texte envoyé par Dan |
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