La mauvaise foi
Jean-Paul Sartre
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consaommateurs dun pas un peu trop vif, il sincline avec un peu trop dempressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant dimiter dans sa démarche la rigueur inflexible don ne sait jamais quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, quil rétablit perpétuellement dun mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il sapplique à enchaîner ses mouvements comme sils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il samuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas lobserver longtemps pour sen rendre compte : il joue à être garçon de café. Il ny a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de répérage et dinvestigation. Lenfant joue avec son corps pour lexplorer, pour en dresser linventaire : le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui simpose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame deux quils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de lépicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils sefforcent de persuader à leur clientèle quils ne sont rien dautre quun épicier, quun commissaire-priseur, quun tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour lacheteur, parce quil nest plus tout à fait un épicier. La politesse exige quil se contienne dans sa fonction dépicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui nest plus fait pour voir, puisque cest le règlement et non lintérêt du moment qui détermine le point quil doit fixer (le regard « fixé à dix pas. ») Voilà bien des précautions pour emprisonner lhomme dans ce quil est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle quil ny échappe, quil ne déborde et nélude tout à coup sa condition. Mais cest que, parallèlement, du dedans le garçon du café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. Ce nest point quil ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce quelle « signifie » : lobligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit avant louverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits quelle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il sagit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et cest précisément ce sujet que jai à être et que je ne suis point. Ce nest pas que je ne veuille pas lêtre ni quil soit un autre. Mais plutôt il ny a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis lêtre quen représentation. Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, jen suis séparé, comme lobjet du sujet, séparé par rien, mais ce rien misole de lui, je ne puis lêtre, je ne puis que jouer à lêtre, cest-à-dire mimaginer que je le suis. Et par là même, je laffecte de néant. Jai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis lêtre que sur le mode neutralisé, comme lacteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire pris comme « analogon ». Ce que je tente de réaliser, cest un être-en-soi du garçon de café, comme sil nétait pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs détat, comme sil nétait pas de mon choix libre de me lever chaque matin à conq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer. Comme si du fait même que je soutiens ce rôle à lexistence, je ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition. Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café sinon ne pourrais-je mappeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de lêtre en soi. Je le suis sur le mode dêtre ce que je ne suis pas. Il ne sagit pas seulement des conditions sociales, dailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce quil ne peut être parlant : lélève attentif qui veut être attentif, lil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, sépuise à ce point à jouer lattentif quil finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je ny suis pas, au sens où lon dit « cette boîte dallumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il nest quune des structures. De toute part jéchappe à lêtre et pourtant je suis.
L'Être et le Néant, paru en 1943 Jean-Paul Sartre (1905-1980) |
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