Révolte et révolution Albert Camus
En théorie, le mot révolution garde le sens quil a en astronomie. Cest un mouvement qui boucle la boucle, qui passe dun gouvernement à lautre après une translation complète. Un changement du régime de propriété sans changement de gouvernement correspondant nest pas une révolution, mais une réforme. Il ny a pas de révolution économique, que ses moyens soient sanglants ou pacifiques, qui napparaisse en même temps politique. La révolution, par là, se distingue déjà du mouvement de révolte. Le mot fameux : « Non, sire, ce nest pas une révolte, cest une révolution », met laccent sur cette différence essentielle. Il signifie exactement : « Cest la certitude dun nouveau gouvernement. » Le mouvement de révolte, à lorigine, tourne court, il nest quun témoignage sans cohérence. La révolution commence au contraire à partir de lidée. Précisément, elle est linsertion de lidée dans lexpérience historique quand la révolte est seulement le mouvement qui mène de lexpérience individuelle à lidée. Alors que lhistoire, même collective, dun mouvement de révolte, est toujours celle dun engagement sans issue dans les faits, dune protestation obscure qui nengage ni systèmes ni raisons, une révolution est une tentative pour modeler lacte sur lidée, pour façonner le monde dans un cadre théorique. Cest pourquoi la révolte tue les hommes alors que la révolution détruit à la fois des hommes et des principes. Mais, pour les mêmes raisons, on peut dire quil ny a pas encore eu de révolution dans lhistoire. Il ne peut y en avoir quune qui serait la révolution définitive. Le mouvement qui semble achevé la boucle en entame déjà une nouvelle à linstant même où le gouvernement se constitue. Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles au sens direct. « Il implique contradiction dit Proudhon que le gouvernement puisse jamais être révolutionnaire et cela par la raison toute simple quil est gouvernement. » Expérience faite, ajoutons à cela que le gouvernement ne peut être révolutionnaire que contre dautres gouvernements. Les gouvernements révolutionnaires sobligent la plupart du temps à être des gouvernements de guerre. Plus la révolution est étendue et plus lenjeu de la guerre quelle suppose est considérable. La société de 1789 veut se battre pour lEurope. Celle qui est née de 1917 se bat pour la domination universelle. La révolution totale finit ainsi par revendiquer, nous verrons pourquoi, lempire du monde. En attendant cet accomplissement sil doit survenir, lhistoire des hommes, en un sens, est la somme de leurs révoltes successives. Autrement dit, le mouvement de translation qui trouve une expression claire dans lespace nest quune approximation dans le temps. Ce quon appelait dévotement au 19ème siècle lémancipation progressive du genre humain apparaît de lextérieur comme une suite ininterrompue de révoltes qui se dépassent et tentent de trouver leur forme dans lidée, mais qui ne sont pas encore arrivées à la révolution définitive, qui stabiliserait tout au ciel et sur la terre. Plutôt que dune émancipation réelle, lexamen superficiel conclurait à une affirmation de lhomme par lui-même, affirmation de plus en plus élargie, mais toujours inachevée. Sil y avait une seule fois révolution en effet, il ny aurait plus dhistoire. Il y aurait unité heureuse et mort rassasiée. Cest pourquoi tous les révolutionnaires visent finalement à lunité du monde et agissent comme si ils croyaient à lachèvement de lhistoire. Loriginalité de la révolution du 20ème siècle est que, pour la première fois, elle prétend ouvertement réalisée le vieux rêve dAnacharsis Cloots, lunité du genre humain, et, en même temps, le couronnement définitif de lhistoire. Comme le mouvement de révolte débouchait dans « Tout ou Rien », comme la révolte métaphysique voulait lunité du monde, le mouvement révolutionnaire du 20ème siècle, arrivé aux conséquences les plus claires de sa logique, exige, les armes à la main, la totalité historique. La révolte est alors sommée, sous peine dêtre futile ou périmée, de devenir révolutionnaire. Il ne sagit plus pour le révolté de se défier lui-même comme Stirner ou de se sauver seul par lattitude. Il sagit de déifier lespèce comme Nietzsche et de prendre en charge son idéal de surhumanité afin dassurer le salut de tous, selon le vu d Ivan Karamazov. Les possédés entrent en scène pour la première fois et illustrent alors lun des secrets de lépoque : identité de la raison et de la volonté de puissance. Dieu mort, il faut changer et organiser le monde par les forces de lhomme. La seule force de limprécation ny suffisant plus, il faut des armes et la conquête de la totalité. La révolution, même et surtout celle qui prétend être matérialiste, nest quune croisade métaphysique démesurée. Mais la totalité est-elle lunité ? LHomme révolté |
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