Quest-ce que lécriture ? Roland Barthes
On sait que la langue est un corps de prescriptions et dhabitudes, commun à tous les écrivains dune époque. Ça veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de lécrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité dun verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu près comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour lhomme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux quun horizon, cest-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot létendue rassurante dune économie. Lécrivain ny puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est laire dune action, la définition et lattente dun possible. Elle nest pas le lieu dun engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains ; elle reste en dehors du rituel des Lettres ; cest un objet social par définition, non par élection. Nul ne peut, sans apprêts, insérer sa liberté décrivain dans lopacité de la langue, parce quà travers elle cest lHistoire entière qui se tient, complète et unie à la manière dune Nature. Aussi, pour lécrivain, la langue nest-elle quun horizon humain qui installa au loin une certaine familiarité, toute négative dailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la même langue, ce nest que présumer, par une opération différentielle, toutes les langues, archaïques ou futuristes, quils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de lécrivain est bien moins un fonds quune limite extrême ; elle est le lieu géométrique de tout ce quil ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité. La langue est donc en deça de la littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de lécrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autharcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de lauteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où sinstallent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit dune poussée, non dune intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau dune biologie ou dun passé, non dune Histoire : il est là « chose » de lécrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il nest nullement le produit dun choix, dune réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il sélève à partir des profondeurs mythiques de lécrivain, et séploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative dune chair inconnue et secrète ; il fonctionne à la façon dune Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style nétait que le terme dune métamorphose aveugle et obstinée, partie dun infra-langage qui sélabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène dordre germinatif, il est la transmutation dune Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur ; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce quelle cache est dénoué par la durée même de son continu ; dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : cest un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, na quune dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir dune certaine expérience de la matière ; le style nest jamais que métaphore, cest-à-dire équation entre lintention littéraire et la structure charnelle de lauteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt dune durée). Aussi le style est-il toujours un secret. [ ] Le type même de lécrivain sans style, cest Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne dun certain éthos classique, tout comme Saint-Saëns a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A lopposé, la poésie moderne celle dun Hugo, dun Rimbaud ou dun Char est saturée de style et nest art que par référence à une intention de Poésie. Cest lAutorité du style, cest-à-dire le lien absolument libre du langage et de son double de chair, qui impose lécrivain comme une Fraîcheur au-dessus de lHistoire.
Le degré zéro de lécriture 1953 - |
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